Deux situations concernant le traitement des personnages féminins font actuellement débat dans le milieu de la bande dessinée.
La première a commencé il y a plusieurs mois aux États-Unis autour de l’objectivation de super-héroïnes par le dessinateur Frank Cho. L’étincelle fut une couverture de Spider Woman par Milo Manara qui fit scandale en 2014, au point qu’il soit écarté des projets de couvertures suivantes chez Marvel. En soutien, Frank Cho déclina la pose “fesses dressées” de l’héroïne sur d’autres couvertures de comics, tout au long des deux dernières années, avec tous les personnages féminins possibles, adultes ou adolescentes. Sans tenir compte du scénario ou de la personnalité des héroïnes dont on lui commandait le portrait, Cho revendiquait seulement le droit de dessiner des femmes hyper-sexualisées sans être contraint par qui que ce soit, et il le fit savoir encore et encore. Jusqu’à ce que ça tourne mal pour lui chez DC Comics, avec ses couvertures de Wonder Woman. L’éditeur américain lui en avait commandé une vingtaine. Mais le scénariste de la série trouvait la représentation de l’héroïne trop vulgaire et dénudée, demandant des corrections au dessinateur qui trouva cela si insupportable qu’il claqua la porte. Il remua tout internet en quête de soutien, en s’en prenant au scénariste de la série qui est à ses yeux « a non-artistic freelancer » non autorisé à lui dire ce qu’il peut dessiner ou non.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais le mois dernier le festival Comics & Games de Lucca en Italie décida d’offrir à Cho une estrade où parler de son travail. Non, pardon : où parler des femmes. L’intitulé de la conférence ne pouvait être plus explicite : Frank Cho, Milo Manara and women : a dialogue between two masters. Milo Manara était finalement absent, et ce ne fut qu’un monologue de Cho où personne n’était là pour le contredire. Aucun débat n’eut lieu quant à son objectivation de super-héroïnes, et le public ne put poser aucune question. Son départ de DC Comics ne fut brièvement évoqué que sous l’angle de la censure bien-pensante. Le clou du spectacle fut l’arrivée de Manara à la toute fin, qui répondit à la polémique en dédiant un dessin à son acolyte tout ému : Spider Woman à quatre pattes offrant son arrière-train avec un costume si serré sur ses parties génitales et son anus qu’on y verrait presque les poils. Spider Woman est tournée vers nous et crie « Cho ! ».
Ces parties génitales dressées sont comme un doigt d’honneur à l’attention de quiconque critiquerait l’univers graphique de ces dessinateurs et voudrait remettre en question leur envie permanente de sexualiser les femmes. Autant dire que ce geste n’a fait que remettre de l’huile sur le feu. Rappelons que nous avons affaire à des dessinateurs exécutants, sous contrat pour une licence massive, qui dessinent des héroïnes d’une manière qui ne correspond pas à ce que les scénaristes et une partie du public attendent. Vexés, Cho et Manara en font une affaire personnelle, crient à la censure et à la police de la pensée en mettant de côté les contraintes scénaristiques et éditoriales auxquelles ils sont soumis. Personne ne remet en cause leur droit à dessiner ce qu’ils veulent hors de ce champ. Malgré tout leur talent et leur capacité à dessiner – aussi – des femmes puissantes, ils ratent totalement l’occasion de prendre du recul quant à la place qui est la leur dans l’industrie comics et de réfléchir aux représentations qu’ils perpétuent par réflexe. Il ne faut absolument pas confondre la demande de prise de conscience, de réflexion et de débat sur ce sujet et une demande de censure prude. La lassitude à voir ce genre de représentation dominer depuis des décennies n’inclut pas le fait de prétendre les interdire.
Simplement : sexualiser des personnages féminins à la moindre occasion, sans le faire avec le masculin, c’est sexiste. C’est de l’objectivation. Érotiser un personnage féminin dans un contexte absolument pas érotique, c’est de l’objectivation.
Sur le spectre des représentations sexistes, à l’opposé de l’objectivation on trouve l’invisibilisation. Plutôt que de réduire les femmes à un objet sexuel, on va totalement les gommer de la scène. Ou du titre de l’œuvre.
Un débat a actuellement lieu dans le milieu franco-belge concernant la série Valérian & Laureline (et une pétition tourne). Laureline est un personnage principal tout autant que Valérian dans leurs aventures à travers les astres, ils ne vont pas l’un sans l’autre : c’est un binôme à part entière, comme stipulé sur le site de l’éditeur. On saluera l’initiative de Dargaud qui retitra « Valérian, agent spatio-temporel » en choisissant « Valérian & Laureline » pour les 40 ans de la série. Enfin ! Les deux prénoms furent honorés également dans la série animée qui suivit. Mais alors pourquoi Luc Besson a-t-il choisi d’adapter la bande dessinée en retirant Laureline du titre du film ? Pourquoi le Festival d’Angoulême prépare-il une exposition là encore intitulée « Valérian » uniquement ? L’éditeur et les auteurs sont-ils en phase de supprimer Laureline du titre de la bande dessinée ? Pourtant, sur toutes les couvertures de la série ainsi que dans la bande annonce de Besson, Valérian n’apparaît jamais sans sa compagne. Le public n’a pas encore découvert le film ni l’exposition, mais une telle invisibilisation de Laureline n’est pas anodine. Ce n’est jamais le personnage masculin qui est invisibilisé.
Objectiver ou gommer des personnages féminins, cela conduit au même résultat : la souffrance des femmes, dans la vraie vie. Comme nous le publiions l’an passé dans notre Charte, ces décisions créatives n’ont « que des effets négatifs sur la perception qu’ont les femmes d’elles-mêmes, sur leur confiance en elles, et leurs performances. » Et ces décisions créatives auront toujours une influence sur ce que des hommes s’autoriseront à faire des femmes.
Entre les deux situations évoquées le point positif reste que les acteurs de l’image et le public se sont emparés de ces sujets et remettent en question les stéréotypes sexués/sexuels ainsi que l’invisibilisation des personnages féminins dans la culture pop d’aujourd’hui.
C’est ce que nous espérions. « Nous attendons des créateurs, éditeurs, institutions, libraires, bibliothécaires et journalistes qu’ils prennent la pleine mesure de leur responsabilité morale dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et en général discriminatoire (homophobe, transphobe, raciste, etc). Nous espérons les voir promouvoir une littérature qui s’émancipe des modèles idéologiques basant les personnalités et actions des personnages sur des stéréotypes sexués. » (relire la Charte -> clic)
Gageons que Manara, Cho, Besson et le FIBD prendront la mesure des enjeux en cours.
© Laetitia Coryn
Bonus : une bande dessinée humoristique de Kate Beaton sur l’objectivation chez Marvel
Une réflexion sur « Entre objectivation et invisibilisation, tu choisis quoi ? »
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