Respect !

Quel beau palmarès pour cette année 2019 au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême ! Emil Ferris, Emilie Gleason et Jen Wang ont raflé de prestigieux Fauves et des expositions ont été consacrées à Rutu Modan et Bernadette Desprès. Côté jurys, Dominique Goblet a présidé le Grand Jury, tandis que celui de la bande dessinée alternative a été renouvelé en 2019 pour respecter –enfin- la parité. Les autrices étaient également très actives dans tous les événements officiels et officieux, sans parler des petits déjeuners organisés par le SnacBD, dans lesquels elles se mobilisent pour défendre les droits de tou.te.s. C’est à se demander pourquoi certains éditeurs boudent encore leurs autrices ! Zéro autrice invitée sur le stand Le Lombard cette année (comment est-ce imaginable ?) et c’est uniquement chez les indépendants, dans la bulle Nouveau Monde ou au Spin Off, qu’elles sont présentes à égalité avec leurs confrères masculins. Last but not least, le Grand Prix a été décerné cette année à la grande autrice japonaise Rumiko Takahashi : une vraie victoire dont nous nous réjouissons au plus haut point. Respect !
Nous ne reviendrons pas sur cette injustice qui fait qu’en 46 éditions du festival, elle est la deuxième femme à être couronnée pour le Grand Prix. Si nous avons été nombreuses à avoir fait campagne pour elle, c’est pour la qualité et l’originalité de son travail, bien qu’il s’inscrive dans les genres du Shonen et du Seinen manga, qui s’adressent aux lecteurs masculins. Saluons tout d’abord qu’elle a su apporter sa propre voix au Shonen, ce qui est remarquable ! Ajoutons à cela que ses œuvres passent haut la main le test de Bechdel, alors que le syndrome de la Schtroumpfette caractérise la majorité des séries européennes tous-publics, créées par les auteurs de sa génération. Rumiko Takahashi est l’autrice de séries aux personnages tous plus cultes les uns que les autres. Et si certaines séries ont eu un succès planétaire, comme Maison Ikkoku (Juliette je t’aime) ou Ranma ½, elle a également écrit des nouvelles dans le genre Seinen (La tragédie de P, Le Chien de mon patron, Rumic World), d’une grande sensibilité et aux tirages bien plus confidentiels… n’en déplaise à ses détracteurs qui parlent de « bande dessinée industrielle ».
D’ailleurs, parlons-en : dans son studio, Rumiko Takahashi est entourée de quatre femmes, quatre assistantes. Où est le problème ? Leurs consœurs, admiratrices des récits survoltés de Takahashi Sensei, ont simplement voulu élire une immense mangaka, chez qui on ne s’ennuie pas une seconde et qui a su transcender les codes du Shonen manga. Sa force, ce sont ses personnages qui vivent leur vie de papier comme ils l’entendent, en totale autonomie. Ils sont rarement des archétypes (ou alors ils sont décrits ainsi pour mieux en prendre le contrepied). Par exemple, le héros valeureux n’existe pas chez elle: Ataru dans Urusei Yatsura est lâche, veule, coureur de jupon ; Godai dans Maison Ikkoku est un loser magnifique, étudiant raté, dont la lâcheté sera la source de bien des quiproquo ; Ranma est un joli cœur souvent mufle… Quant aux personnages féminins, elles s’affranchissent complètement du regard des autres et s’assument comme elles sont. Sexy, guerrières, pestes, brillantes, (sacrément) douées dans une discipline, s’il leur arrive fréquemment de courir après un love interest, elles savent par ailleurs remettre à leur place la foule de prétendants sensibles à leur charme et ne s’en laissent pas compter. Elles sont parfois les vraies héroïnes du manga. Tout le monde se souvient de « Lamu » (Lum) et de « Juliette » (Kyoko) et beaucoup moins des supposés héros masculins qui gravitent autour… Chez cette mangaka, si une jolie fille apparaît, il y a de fortes chances qu’elle cache un secret qui en fera à peu près tout (guerrière-patineuse sur glace, sirène, Amazone…) plutôt qu’une jeune fille frêle sans défense.
Mettant en scène une foultitude de personnages, Rumiko Takahashi réussit le tour de force de ne jamais perdre le lecteur dans sa lecture, ce qui est le trait distinctif de son grand talent. Elle est une maîtresse de la narration, une reine du mouvement. Derrière l’apparente simplicité de son trait, qui se situe dans l’héritage d’Osamu Tezuka, elle est une conteuse exceptionnelle. Elle n’a pas son pareil pour traduire l’expressivité (ou la non expressivité d’ailleurs) de ses personnages. Alors à ceux qui médisent sur le fait que nous nous serions mobilisées pour elle uniquement pour élire une femme, nous répondons en chœur :
« Rumiko, on t’aime ! ».