Suite aux sorties des albums « Niala » et « Gaijin » chez Glénat et aux polémiques qu’ils ont suscitées…

Communiqué du Collectif de Créatrices de BD contre le sexisme, à l’attention de nos
collègues auteurices, suite aux sorties des albums « Niala » et « Gaijin » chez Glénat
et aux polémiques qu’ils ont suscitées.

Il arrive parfois que l’on juge hâtivement des ouvrages, sur un simple argument de com’
mal ficelé. Mais tel n’est pas notre cas. Nous avons lu ces albums récemment
incriminés, sur les réseaux sociaux comme ailleurs, pour le caractère problématique de
leurs contenus. Nous sommes conscientes que la critique des œuvres satiriques,
humoristiques ou érotico-pornographiques est fréquente, parce que ces dernières jouent
ou transgressent les limites du bon goût ou répondent à des sensibilités particulières.
Nous-même, autrices, avons parfois vu nos propres œuvres critiquées ou conspuées.
Mais dans les cas particuliers qui nous intéressent ici, notre lecture n’a été ni
superficielle, ni motivée par des intentions moralisantes.
L’exercice de la satire ou du pastiche est un défi créatif périlleux. Et il est inutile de nuancer
ce postulat en ajoutant « encore plus en ce moment/avec les réseaux sociaux », tant les
incidents émaillent l’histoire de l’art, cinéma et littérature.
(Rappelons cependant au passage, si l’on parle de “lynchage” et de “chasse aux sorcières”,
historiquement, qui en faisait usage contre qui.)
L’art du récit, du dessin ou de la bande dessinée pornographique et érotique, est également délicat, tant il est susceptible de s’inscrire dans des registres stéréotypés ou limites.
Le collectif des créatrices de BD contre le sexisme n’appelle nullement à l’interdiction de
livres et ne soutient pas de pétitions dans ce sens, ni d’appels au boycott de librairies. En
revanche, nous sommes toutes signataires d’une Charte dont nous rappelons ici quelques
points fondamentaux : « Nous attendons des créateurs, éditeurs, institutions, libraires,
bibliothécaires et journalistes qu’ils prennent la pleine mesure de leur responsabilité
morale dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et en général
discriminatoire (homophobe, transphobe, raciste, etc). Nous espérons les voir
promouvoir une littérature qui s’émancipe des modèles idéologiques basant les
personnalités et actions des personnages sur des stéréotypes sexués. »
Créatrices d’œuvres de l’esprit, nous aussi, nous soutenons la liberté d’expression, et
exprimons donc notre lassitude et notre déception face à la publication d’albums
contemporains au contenu sexiste, raciste, fétichiste et humiliant.
Ce n’est pas de la « cancel culture » que d’évoquer le mal, statistiquement documenté, que
font dans le monde réel, à des femmes et des adolescentes réelles, ces digressions
scénaristiques et graphiques autour du thème de la sexualité des femmes noires et
asiatiques ; le mal que font ces clichés d’une sexualité précoce, d’une féminité « primitive,
puissante, animale », ou soumise et malsaine… Il y a des catégories spécifiques, en BD
comme ailleurs, pour la mise en images de scènes pornographiques et de fantasmes transgressifs : ce n’est pas de la pudibonderie de demander à ce qu’elles restent étiquetées
et assumées comme telles, plutôt que d’avancer masquées dans de beaux ouvrages, sous
des faux-semblants de dénonciation par l’humour ou d’ode à la « résilience ». Les blessures
– l’humiliation, la colère – ressenties par les concernées à la lecture de ces pages devraient
signaler aux auteurs leur non-maîtrise des enjeux de ces sujets, quand bien même leurs
intentions de départ seraient bonnes. C’est au mieux de la naïveté, sinon une indécente
indifférence aux conséquences, de la part d’auteurs de fiction, de ne pas s’être remis en
question sur ces choix – en laissant de côté les cyniques calculs de bad buzz et d’effets
commerciaux dont nous ne les accusons pas.
On peut difficilement revendiquer la mise en scène d’une héroïne positive et « actrice du
récit » et choisir une couverture d’album qui la prive de son visage, et centre
complaisamment son cul. On peut vouloir faire un pastiche des codes de la légende de
Tarzan, mais on ne peut sciemment ignorer le sens des bananes jetées à des joueurs de
foot noirs, quand on crée à sa place une héroïne noire – qui est associée non pas à la force
des gorilles mais à la promiscuité des bonobos.
On démontre bien mal à un lectorat ses a priori salaces et racistes en allant dans son sens
sur 90% d’un album.
Pensez-vous vraiment que les lecteurs et lectrices qui apprécient ces albums – et se sont
précipités pour les acheter pour vous soutenir (ou par mauvais esprit revendiqué) – vont se
sentir profondément remis en question, vont s’identifier aux personnages antagonistes que vous vous targuez d’avoir tourné en ridicule par la narration ? Et avoir en conséquence des épiphanies personnelles sur leurs préjugés ? Avez-vous calculé que ces victoires morales théoriques, ou juste les rires de vos lecteurices, valaient ou l’emportaient sur les préjudices ressentis par les personnes qui ressemblent à vos héroïnes ?

Nous espérions mieux de nos collègues, ainsi que de celleux qui trouvent des justifications
à ce type de publications. Nous aimerions vous demander plus d’empathie et moins de
mauvaise foi face aux critiques légitimes. Nous espérions de vous plus de réflexion et
d’originalité, et d’ouverture aux voix largement ignorées jusqu’ici, qui apportent de nouveaux points de vue et richesses à la narration de l’expérience humaine dans notre média, que vos illustres aïeux.
Nous ne pouvons vous tenir responsables du déchaînement de passions réactionnaires qui
s’offusquent du droit à la critique de leur « humour », et la remise en question de leur zone
de confort mental par celleux qu’ils pensent clairement illégitimes à passer jugement ; ni de l’instrumentalisation de cette polémique par les usual suspects des clashs socio-politico-culturels, qui se réclament, ou s’imaginent réellement, chantres de la liberté résistant contre une nouvelle tyrannie des mœurs et de l’esprit, sur tant et tant de plateaux télé et plateformes numériques.
Vous savez qu’il n’y a pas de concile d’ « ayatollahs » ni de matriarches castratrices avec un
pouvoir décisionnaire qui imposerait censures, « bienpensance », et bûchers de livres dans
ce milieu, dans ce pays. Vous savez, du moins nous l’espérons, que vos collègues autrices
n’appellent pas cela de leurs vœux non plus, et ne sont pas à plein temps en croisade
morale ou en recherche de controverses pour exister. On aimerait bien créer sereinement,
et on aimerait bien être en confiance auprès de nos collègues.

Parfois, à lire certaines choses, on se dit que vous préféreriez qu’on ne soit pas dans cette
profession à la même table que vous en festival, pour pouvoir faire les blagues qui vous
tiennent apparemment tellement à cœur. D’autres fois, la conscience de votre présence
majoritaire en entre-soi vous a donné la confiance de les faire quand même, et même d’en
faire des livres édités.
Si l’on se retrouve, comme souvent dans le monde d’avant la pandémie, à une autrice et
une personne non-blanche à une table de douze gars qui picolent et rigolent très fort en
festival, on aimerait que vous preniez conscience de ce qu’il nous en coûte individuellement, de laisser passer ou non certaines de ces blagues. Et demandez-vous si vous les feriez, si la proportion changeait. Non pas par peur de représailles, mais bien par décence et empathie humaine. Et c’est bien au nom de celles-ci que le collectif a ressenti le devoir de prendre la parole sur ces polémiques, pour ne pas laisser nos consœurs et nos collègues seul.e.s et isolé.e.s dans leur mal-être, en se prenant ces albums dans la figure.

Nous soutenons votre liberté d’expression et de création. On se demande tout de même
comment vous pourrez tenir vos arguments d’humour et de second degré en regardant dans les yeux de jeunes lectrices déjà ou potentiellement victimisées par les idées mises en
scène dans vos albums. Vous ne leur donnerez pas le goût de la BD par ces ouvrages, à ce
public-là. Vous en avez choisi un autre..
Nous vous souhaitons de profiter pleinement de la compagnie de celleux qui vous
soutiennent.
Nous sommes peinées, agacées, et déçues.