Ce n’est hélas pas la première fois que Wikipédia s’illustre dans des affaires de misogynie. Parmi les auteurices de Bande Dessinée, les femmes et personnes transgenres sont nombreuses à avoir fait l’expérience d’un sexisme qui semble lié à son mode de fonctionnement. Récemment, c’est la page Wikipédia d’une autrice connue et reconnue, Nora Moretti, qui a simplement été effacée.
Ovidie évoquait le problème dans son dernier ouvrage La Chair est triste hélas, page 97 :
« J’appréhende le jour où ma psy se décidera à faire un tour sur Wikipédia, où des bitards ont massacré ma page en insistant sur mon ancienne activité de travailleuse du sexe, réduisant quasiment à néant la somme de ce que j’ai pu écrire et réaliser ces vingt dernières années. »
En juin 2022, l’artiste Jul Maroh luttait contre une transphobie répétée sur sa page, qui le mégenrait systématiquement et l’appelait par son deadname. S’en suivait une tribune parue dans le Nouvel Obs et signée par quarante personnalités, dont Céline Sciamma, Virginie Despentes et Rokhaya Diallo, dénonçant le traitement stigmatisant des personnes trans sur Wikipédia. Quelques années plus tôt, Pénélope Bagieu lors de la cérémonie qui la sacre Chevalier des Arts et lettres, voit sa page réécrite dans la soirée pour y répandre « des horreurs ». Elle-même tempère : « Ce sont des contributeurs qui ont fait ça, pas des administrateurs ». Certes, mais les administrateurs sont des contributeurs qui s’élisent entre eux, formant une petite caste dont on peut interroger le fonctionnement, d’autant que leurs méthodes, si elles relèvent moins du trolling, sont tout aussi expéditives.
Le plus souvent, les modérateurs effacent surtout des informations d’envergure sous prétexte de « sources insuffisantes », même lorsque des articles placés en exergue ont abondamment relayé l’information en question. Lucie Arnoux ne comprend toujours pas pourquoi sa photo, libre de droit et prise en séance de dédicace par une de ses lectrices, a été supprimée sitôt mise en ligne, mais elle estime que ce n’est pas si grave.
De fait, un effacement pur et simple des autrices, c’est déjà plus rare… quoique. La page de la scénariste et coloriste Delphine Rieu, 25 ans de carrière, une bibliographie de plusieurs dizaines d’albums a également été supprimée sous couvert de “sources insuffisantes”.
“Je n’ai pas compris, nous dit-elle, parce que les pages des auteurs que je connais sur Wikipédia ne sont pas mieux sourcés.”
À côté de cela, elles sont quelques poids lourds du milieu à être totalement absentes de la fameuse encyclopédie (citons en exemple Serena Blasco autrice de la BD Enola Holmes et MiniLudvin autrice du Grimoire d’Elfie – deux énormes best-sellers jeunesse en plusieurs tomes). Négligence des contributeurs – plausible – ou effacement ? Difficile d’en avoir le cœur net, surtout que Wikipédia ne précise pas à première vue si une page a déjà été supprimée par le passé.
« Je suis presque sûre que Nora Moretti avait déjà une page il y a des années, » précise sa scénariste Audrey Alwett. « Mais elle était beaucoup moins connue qu’actuellement, même si elle avait déjà du succès. Ça a marché tout de suite pour elle ! »
Aujourd’hui, en tout cas, il n’y a plus de doute, les copies d’écrans attestant de l’effacement de la page ont été transmises au Collectif. Plus étonnant encore, l’administrateur ayant supprimé cette page se vante de participer au « projet Femmes » et au projet
« Sans PagEs », qui vise à combler le fossé des genres sur Wikipédia.
Un succès invisible ?
Nora Moretti c’est seize ans de carrière dans le monde de la BD, quinze albums au compteur publiés en France qui sont tous des succès. Autour de 600 000 exemplaires vendus (la plupart dans le cadre de sa série Princesse Sara), des prix artistiques et littéraires, des files de lecteurs qui n’en finissent plus en séances de dédicace, des expositions qui tournent en salons du livre et médiathèques, des présidences d’honneurs sur des manifestations littéraires, des cosplayers professionnels qui lui rendent hommage sur les scènes françaises de type Japan Expo, une base de fans si assidue qu’elle a été jusqu’à organiser en 2018 un bal en costumes historiques autour de son univers dans un manoir du XVIIème siècle.
Le magazine Je Bouquine avait fait de son dernier livre son « album chouchou du mois » dans son numéro 460, avec un dossier de douze pages. On trouve des critiques dans la presse spécialisée (Casemate lui avait fait dessiner une page des « Techniques secrètes des maîtres de la bande dessinée » dans son n°73, la reconnaissant comme telle), la presse régionale ou nationale (Madmoizelle, Okapi, Mickey Parade, Le Monde des Ados, etc).
Accusés d’avoir effacé la page par misogynie, les administrateurs parlent de « paranoïa » et précisent que « la page ne respecte pas les standards de Wikipédia ». Une petite phrase derrière laquelle il est commode de se cacher, mais qui semble incongrue au vu de tous les éléments que nous venons d’exposer.
Wikipédia l’annonce lui-même dans ses critères, pour avoir une page lorsqu’on est auteur, il faut qu’« au moins deux livres {aient} été publiés à compte d’éditeur par cet auteur, et {aient} fait l’objet de critiques de longueur importante (…) dans des médias de portée nationale. »
Seize livres multi-primés et multi-chroniqués vendu à des centaines de milliers d’exemplaires, visiblement, ce n’est toujours pas assez pour Wikipédia. Mais seulement si on est une femme.
Cachez cette autrice que je ne saurais voir
Les articles existent en quantité suffisante pour douter de la bonne foi de Wikipédia dans la suppression de la page, mais sont à l’arrivée relativement rares. Il serait facile de jeter la pierre à l’encyclopédie en ligne, si malheureusement son état d’esprit n’était pas révélateur d’un biais sociétal beaucoup plus général. Pour une autrice qui ratisse autant les foules, il est vrai que la presse et les institutions ont finalement plutôt boudé Nora Moretti et n’ont pas parlé d’elle autant que son succès et sa notoriété auprès de son lectorat aurait dû le lui permettre.
L’affaire rappelle un phénomène que nous avions déjà pointé dans un article publié en 2017 « Le Plafond de verre ? C’est pas moi, c’est les autres ! », l’effacement des autrices est toujours en cours, même quand leur notoriété semble impossible à remettre en question et malgré l’absence de soutien des institutions qui préfèrent honorer leurs collègues masculins, peu importe les lourdes casseroles que traînent ces derniers.
Nous laisserons le mot de la fin à Rutile, scénariste de Colossale, le webtoon aux 6 millions de vues édité chez Jungle, et qui s’était déjà étonnée lors d’interviews de l’invisibilisation de Nora Moretti : « Dès qu’on parle de manga français, on ne cite quasiment que les auteurs masculins et on les invite partout, en tables rondes et en interviews. Alors que les pionniers en France sont des pionnières, Jenny et Vanyda, et que celles qui vendent le plus sont Aurore, Patricia Lyfoung et Nora Moretti. Last man, qu’on cite à tort et à travers, ne fait pas des ventes si importantes, en tout cas largement inférieures à Princesse Sara, par exemple, qui est une série avec quinze ans de succès derrière elle. C’est vraiment étrange qu’on n’en parle pas plus. »