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Quand Wikipédia efface les autrices

Ce n’est hélas pas la première fois que Wikipédia s’illustre dans des affaires de misogynie. Parmi les auteurices de Bande Dessinée, les femmes et personnes  transgenres sont nombreuses à avoir fait l’expérience d’un sexisme qui semble lié à son mode de fonctionnement. Récemment, c’est la page Wikipédia d’une autrice connue et reconnue, Nora Moretti, qui a simplement été effacée.

Ovidie évoquait le problème dans son dernier ouvrage La Chair est triste hélas, page 97 :
« J’appréhende le jour où ma psy se décidera à faire un tour sur Wikipédia, où des bitards ont massacré ma page en insistant sur mon ancienne activité de travailleuse du sexe, réduisant quasiment à néant la somme de ce que j’ai pu écrire et réaliser ces vingt dernières années. »

En juin 2022, l’artiste Jul Maroh luttait contre une transphobie répétée sur sa page, qui le mégenrait systématiquement et l’appelait par son deadname. S’en suivait une tribune parue dans le Nouvel Obs et signée par quarante personnalités, dont Céline Sciamma, Virginie Despentes et Rokhaya Diallo, dénonçant le traitement stigmatisant des personnes trans sur Wikipédia. Quelques années plus tôt, Pénélope Bagieu lors de la cérémonie qui la sacre Chevalier des Arts et lettres, voit sa page réécrite dans la soirée pour y répandre « des horreurs ». Elle-même tempère : « Ce sont des contributeurs qui ont fait ça, pas des administrateurs ». Certes, mais les administrateurs sont des contributeurs qui s’élisent entre eux, formant une petite caste dont on peut interroger le fonctionnement, d’autant que leurs méthodes, si elles relèvent moins du trolling, sont tout aussi expéditives.

Le plus souvent, les modérateurs effacent surtout des informations d’envergure sous prétexte de « sources insuffisantes », même lorsque des articles placés en exergue ont abondamment relayé l’information en question. Lucie Arnoux ne comprend toujours pas pourquoi sa photo, libre de droit et prise en séance de dédicace par une de ses lectrices, a été supprimée sitôt mise en ligne, mais elle estime que ce n’est pas si grave.

De fait, un effacement pur et simple des autrices, c’est déjà plus rare… quoique. La page de la scénariste et coloriste Delphine Rieu, 25 ans de carrière, une bibliographie de plusieurs dizaines d’albums a également été supprimée sous couvert de “sources insuffisantes”.
“Je n’ai pas compris, nous dit-elle, parce que les pages des auteurs que je connais sur Wikipédia ne sont pas mieux sourcés.”

À côté de cela, elles sont quelques poids lourds du milieu à être totalement absentes de la fameuse encyclopédie (citons en exemple Serena Blasco autrice de la BD Enola Holmes et MiniLudvin autrice du Grimoire d’Elfie – deux énormes best-sellers jeunesse en plusieurs tomes). Négligence des contributeurs – plausible – ou effacement ? Difficile d’en avoir le cœur net, surtout que Wikipédia ne précise pas à première vue si une page a déjà été supprimée par le passé.

« Je suis presque sûre que Nora Moretti avait déjà une page il y a des années, » précise sa scénariste Audrey Alwett. « Mais elle était beaucoup moins connue qu’actuellement, même si elle avait déjà du succès. Ça a marché tout de suite pour elle ! »

Aujourd’hui, en tout cas, il n’y a plus de doute, les copies d’écrans attestant de l’effacement de la page ont été transmises au Collectif. Plus étonnant encore, l’administrateur ayant supprimé cette page se vante de participer au « projet Femmes » et au projet
« Sans PagEs », qui vise à combler le fossé des genres sur Wikipédia.

Un succès invisible ?

Nora Moretti c’est seize ans de carrière dans le monde de la BD, quinze albums au compteur  publiés en France qui sont tous des succès. Autour de 600 000 exemplaires vendus (la plupart dans le cadre de sa série Princesse Sara), des prix artistiques et littéraires, des files de lecteurs qui n’en finissent plus en séances de dédicace, des expositions qui tournent en salons du livre et médiathèques, des présidences d’honneurs sur des manifestations littéraires, des cosplayers professionnels qui lui rendent hommage sur les scènes françaises de type Japan Expo, une base de fans si assidue qu’elle a été jusqu’à organiser en 2018 un bal en costumes historiques autour de son univers dans un manoir du XVIIème siècle.

Le magazine Je Bouquine avait fait de son dernier livre son « album chouchou du mois » dans son numéro 460, avec un dossier de douze pages. On trouve des critiques dans la presse spécialisée (Casemate lui avait fait dessiner une page des « Techniques secrètes des maîtres de la bande dessinée » dans son n°73, la reconnaissant comme telle), la presse régionale ou nationale (Madmoizelle, Okapi, Mickey Parade, Le Monde des Ados, etc).

Accusés d’avoir effacé la page par misogynie, les administrateurs parlent de « paranoïa » et précisent que « la page ne respecte pas les standards de Wikipédia ». Une petite phrase derrière laquelle il est commode de se cacher, mais qui semble incongrue au vu de tous les éléments que nous venons d’exposer.

Wikipédia l’annonce lui-même dans ses critères, pour avoir une page lorsqu’on est auteur, il faut qu’« au moins deux livres {aient} été publiés à compte d’éditeur par cet auteur, et {aient} fait l’objet de critiques de longueur importante (…) dans des médias de portée nationale. »

Seize livres multi-primés et multi-chroniqués vendu à des centaines de milliers d’exemplaires, visiblement, ce n’est toujours pas assez pour Wikipédia. Mais seulement si on est une femme.

Cachez cette autrice que je ne saurais voir

Les articles existent en quantité suffisante pour douter de la bonne foi de Wikipédia dans la suppression de la page, mais sont à l’arrivée relativement rares. Il serait facile de jeter la pierre à l’encyclopédie en ligne, si malheureusement son état d’esprit n’était pas révélateur d’un biais sociétal beaucoup plus général. Pour une autrice qui ratisse autant les foules, il est vrai que la presse et les institutions ont finalement plutôt boudé Nora Moretti et n’ont pas parlé d’elle autant que son succès et sa notoriété auprès de son lectorat aurait dû le lui permettre.

L’affaire rappelle un phénomène que nous avions déjà pointé dans un article publié en 2017 « Le Plafond de verre ? C’est pas moi, c’est les autres ! », l’effacement des autrices est toujours en cours, même quand leur notoriété semble impossible à remettre en question et malgré l’absence de soutien des institutions qui préfèrent honorer leurs collègues masculins, peu importe les lourdes casseroles que traînent ces derniers.

Nous laisserons le mot de la fin à Rutile, scénariste de Colossale, le webtoon aux 6 millions de vues édité chez Jungle, et qui s’était déjà étonnée lors d’interviews de l’invisibilisation de Nora Moretti : « Dès qu’on parle de manga français, on ne cite quasiment que les auteurs masculins et on les invite partout, en tables rondes et en interviews. Alors que les pionniers en France sont des pionnières, Jenny et Vanyda, et que celles qui vendent le plus sont Aurore, Patricia Lyfoung et Nora Moretti. Last man, qu’on cite à tort et à travers, ne fait pas des ventes si importantes, en tout cas largement inférieures à Princesse Sara, par exemple, qui est une série avec quinze ans de succès derrière elle. C’est vraiment étrange qu’on n’en parle pas plus. »

Tribune contre l’immobilisme

L’écriture de ce texte a été impulsée par l’absence de réactions suite à l’enquête publiée par Mediapart sur Florent Ruppert.

Sois mâle et tais-toi

Lorsqu’un artiste est accusé de violence sexuelle ou sexiste, l’absence de réaction de ses pairs peut être assourdissante. On entend souvent des arguments comme « Je ne veux pas prendre parti » ou « Je ne veux pas préjuger de l’innocence ou de la culpabilité ». Mais quand ces accusations sont rendues publiques dans les médias, cette position de neutralité devient intenable.

Nous avons vu cela se produire maintes fois ces dernières années, que ce soit dans le monde du cinéma, de la musique, du théâtre ou des arts visuels. Des accusations d’agression sexuelle, de harcèlement ou de comportement inapproprié sont rendues publiques dans les journaux, et les hommes de l’industrie, membres de boys clubs privilégiés, se taisent. Ils ne veulent pas se mettre en travers de la carrière ou de l’influence d’un collègue puissant, ils préfèrent ignorer le problème, en laissant la victime seule face à l’impunité des agresseurs.

Cette absence de compassion et ce silence envoient un message clair aux victimes : « Nous ne sommes pas là pour prendre votre sécurité au sérieux ». Ce message participe également à une culture où la violence sexuelle est perçue comme acceptable, voire encouragée, ce qui crée un environnement toxique et dangereux pour les femmes et les personnes sexisées.

Cette apathie générale, qu’elle soit des pairs ou des médias, est intolérable et contribue par ailleurs à l’invisibilisation des victimes. Les pairs n’aiment pas que leurs privilèges soient bousculés. Ils n’acceptent pas d’être remis en question ni confrontés à leurs contradictions.
Pendant ce temps, les victimes continuent à subir des violences qu’on leur demande de taire et de garder pour la sphère privée. Car une fois qu’elles ont eu le courage de parler, il ne serait pas tolérable que la vie privée éclabousse l’Art. Cette litanie selon laquelle, toujours, il faut prendre soin de séparer l’homme de l’artiste, aveuglément, comme si les deux n’étaient pas inévitablement liés.

Pourquoi les personnes sexisées sont-elles forcées de s’éteindre ou de se retirer d’un milieu professionnel ? Pourquoi leurs pairs ne font-ils pas preuve de soutien, de compassion, de solidarité, en s’emparant du sujet du sexisme, des violences et du harcèlement, et en parlant avec leurs collègues, plutôt que de laisser les personnes sexisées survivre du mieux qu’elles peuvent… sans se noyer ? Pourquoi les médias ne relaient-ils pas (ou si peu) ces faits de violences, laissant penser que ce n’est pas un sujet assez important ou intéressant pour être porté à la connaissance du public ? Leur silence contribue à faire perdurer ces actes en les occultant et en permettant aux agresseurs de continuer à agir en toute impunité, sans crainte de voir leur réputation entachée. Regarder ailleurs relève d’un privilège que les personnes sexisé·e·s n’ont pas.

Nous voulons que les hommes de l’industrie artistique, des médias et d’ailleurs prennent leurs responsabilités en matière de prévention de la violence sexuelle et soutiennent les victimes, qu’ils prennent des mesures concrètes pour éduquer leurs collègues et mettent en place des politiques de tolérance zéro pour les agresseurs. Qu’ils ne leur cherchent pas d’excuses ni ne détournent les yeux.

Quant aux boys clubs, qui perpétuent des normes de genre toxiques et maintiennent des réseaux d’influence entre hommes, ils doivent être démantelés. Nous voulons des hommes alliés, des hommes qui écoutent les préoccupations des personnes sexisées et prennent leurs accusations au sérieux. Nous demandons aux hommes qu’ils s’engagent activement, sérieusement, et sur la durée dans la lutte contre les VSS. Qu’ils gardent le cap.

Le temps est venu de mettre fin au silence, les victimes méritent notre soutien et notre engagement, et nous pouvons, nous devons travailler ensemble pour créer un monde plus sûr et plus juste pour toustes.

Dans les yeux des créateurices

Trois autrices finalistes lors du premier tour pour la désignation du Grand Prix d’Angoulême, la programmation d’une exposition consacrée à Julie Doucet, d’une autre à Marguerite Abouet récente lauréate du Prix Jacques Lob, cela allait-il déjà trop loin ? Fallait-il allumer un contre-feu patriarcal de toute urgence ?

Nous trouvons que le FIBD traite avec légèreté son choix de consacrer une exposition à un auteur indéniable, mais qui pose problème tant par sa production d’images pédopornographiques, que par ses réflexions personnelles totalement inadaptées sur l’inceste, l’homophobie ou la pédophilie, ainsi que par une vision archaïque de la femme (culture du viol, non-consentement, hyper sexualisation, confusion des âges…) tenant visiblement à faire perdurer, au nom de la liberté d’expression, un modèle étouffant de la bande dessinée. Or ce modèle est battu en brèche et aujourd’hui totalement dépassé dans une création post-#Metoo. Nous ne pardonnons pas non plus ses sales attaques contre notre consœur, Emma, autrice de la Charge Mentale.

Un problème supplémentaire réside dans le fait que l’auteur balaie régulièrement toute critique et justifie son travail par des propos ambigus, souvent relayés par des médias amusés et complices.

Bastien Vivès entend que sa liberté soit respectée : nous ne remettons pas cela en cause, mais demandons que son travail ne soit pas célébré sans qu’aucun questionnement ne semble envisageable. Il est plus que temps que nos collègues et nos partenaires des maisons d’édition, librairies, festivals et galeries, prennent conscience de ce qu’ils et elles font et des messages qu’ils et elles envoient.

Le Collectif des Créatrices de BD contre le sexisme ne souhaitait pas l’annulation de l’évènement et même si nous déplorons fortement les “menaces” reçues par Bastien Vivès et les organisateurs, nous attendions avant tout des excuses et surtout des explications de la part de ces derniers. Il n’y en a pourtant aucune trace dans le communiqué du FIBD annonçant la déprogrammation de l’exposition.

Nous rappelons néanmoins l’obligation faite aux festivals et autres manifestations culturelles en France bénéficiant de dotations de l’État, d’œuvrer activement contre les violences et harcèlements sexuels et sexistes.

Nous, Collectif des créatrices de BD contre le sexisme, attendons bien mieux de notre milieu et des institutions qui se donnent pour mission de le représenter. Nous restons vigilant·es et continuerons d’avancer. Dans le sens de l’Histoire.

Suite aux sorties des albums « Niala » et « Gaijin » chez Glénat et aux polémiques qu’ils ont suscitées…

Communiqué du Collectif de Créatrices de BD contre le sexisme, à l’attention de nos
collègues auteurices, suite aux sorties des albums « Niala » et « Gaijin » chez Glénat
et aux polémiques qu’ils ont suscitées.

Il arrive parfois que l’on juge hâtivement des ouvrages, sur un simple argument de com’
mal ficelé. Mais tel n’est pas notre cas. Nous avons lu ces albums récemment
incriminés, sur les réseaux sociaux comme ailleurs, pour le caractère problématique de
leurs contenus. Nous sommes conscientes que la critique des œuvres satiriques,
humoristiques ou érotico-pornographiques est fréquente, parce que ces dernières jouent
ou transgressent les limites du bon goût ou répondent à des sensibilités particulières.
Nous-même, autrices, avons parfois vu nos propres œuvres critiquées ou conspuées.
Mais dans les cas particuliers qui nous intéressent ici, notre lecture n’a été ni
superficielle, ni motivée par des intentions moralisantes.
L’exercice de la satire ou du pastiche est un défi créatif périlleux. Et il est inutile de nuancer
ce postulat en ajoutant « encore plus en ce moment/avec les réseaux sociaux », tant les
incidents émaillent l’histoire de l’art, cinéma et littérature.
(Rappelons cependant au passage, si l’on parle de “lynchage” et de “chasse aux sorcières”,
historiquement, qui en faisait usage contre qui.)
L’art du récit, du dessin ou de la bande dessinée pornographique et érotique, est également délicat, tant il est susceptible de s’inscrire dans des registres stéréotypés ou limites.
Le collectif des créatrices de BD contre le sexisme n’appelle nullement à l’interdiction de
livres et ne soutient pas de pétitions dans ce sens, ni d’appels au boycott de librairies. En
revanche, nous sommes toutes signataires d’une Charte dont nous rappelons ici quelques
points fondamentaux : « Nous attendons des créateurs, éditeurs, institutions, libraires,
bibliothécaires et journalistes qu’ils prennent la pleine mesure de leur responsabilité
morale dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et en général
discriminatoire (homophobe, transphobe, raciste, etc). Nous espérons les voir
promouvoir une littérature qui s’émancipe des modèles idéologiques basant les
personnalités et actions des personnages sur des stéréotypes sexués. »
Créatrices d’œuvres de l’esprit, nous aussi, nous soutenons la liberté d’expression, et
exprimons donc notre lassitude et notre déception face à la publication d’albums
contemporains au contenu sexiste, raciste, fétichiste et humiliant.
Ce n’est pas de la « cancel culture » que d’évoquer le mal, statistiquement documenté, que
font dans le monde réel, à des femmes et des adolescentes réelles, ces digressions
scénaristiques et graphiques autour du thème de la sexualité des femmes noires et
asiatiques ; le mal que font ces clichés d’une sexualité précoce, d’une féminité « primitive,
puissante, animale », ou soumise et malsaine… Il y a des catégories spécifiques, en BD
comme ailleurs, pour la mise en images de scènes pornographiques et de fantasmes transgressifs : ce n’est pas de la pudibonderie de demander à ce qu’elles restent étiquetées
et assumées comme telles, plutôt que d’avancer masquées dans de beaux ouvrages, sous
des faux-semblants de dénonciation par l’humour ou d’ode à la « résilience ». Les blessures
– l’humiliation, la colère – ressenties par les concernées à la lecture de ces pages devraient
signaler aux auteurs leur non-maîtrise des enjeux de ces sujets, quand bien même leurs
intentions de départ seraient bonnes. C’est au mieux de la naïveté, sinon une indécente
indifférence aux conséquences, de la part d’auteurs de fiction, de ne pas s’être remis en
question sur ces choix – en laissant de côté les cyniques calculs de bad buzz et d’effets
commerciaux dont nous ne les accusons pas.
On peut difficilement revendiquer la mise en scène d’une héroïne positive et « actrice du
récit » et choisir une couverture d’album qui la prive de son visage, et centre
complaisamment son cul. On peut vouloir faire un pastiche des codes de la légende de
Tarzan, mais on ne peut sciemment ignorer le sens des bananes jetées à des joueurs de
foot noirs, quand on crée à sa place une héroïne noire – qui est associée non pas à la force
des gorilles mais à la promiscuité des bonobos.
On démontre bien mal à un lectorat ses a priori salaces et racistes en allant dans son sens
sur 90% d’un album.
Pensez-vous vraiment que les lecteurs et lectrices qui apprécient ces albums – et se sont
précipités pour les acheter pour vous soutenir (ou par mauvais esprit revendiqué) – vont se
sentir profondément remis en question, vont s’identifier aux personnages antagonistes que vous vous targuez d’avoir tourné en ridicule par la narration ? Et avoir en conséquence des épiphanies personnelles sur leurs préjugés ? Avez-vous calculé que ces victoires morales théoriques, ou juste les rires de vos lecteurices, valaient ou l’emportaient sur les préjudices ressentis par les personnes qui ressemblent à vos héroïnes ?

Nous espérions mieux de nos collègues, ainsi que de celleux qui trouvent des justifications
à ce type de publications. Nous aimerions vous demander plus d’empathie et moins de
mauvaise foi face aux critiques légitimes. Nous espérions de vous plus de réflexion et
d’originalité, et d’ouverture aux voix largement ignorées jusqu’ici, qui apportent de nouveaux points de vue et richesses à la narration de l’expérience humaine dans notre média, que vos illustres aïeux.
Nous ne pouvons vous tenir responsables du déchaînement de passions réactionnaires qui
s’offusquent du droit à la critique de leur « humour », et la remise en question de leur zone
de confort mental par celleux qu’ils pensent clairement illégitimes à passer jugement ; ni de l’instrumentalisation de cette polémique par les usual suspects des clashs socio-politico-culturels, qui se réclament, ou s’imaginent réellement, chantres de la liberté résistant contre une nouvelle tyrannie des mœurs et de l’esprit, sur tant et tant de plateaux télé et plateformes numériques.
Vous savez qu’il n’y a pas de concile d’ « ayatollahs » ni de matriarches castratrices avec un
pouvoir décisionnaire qui imposerait censures, « bienpensance », et bûchers de livres dans
ce milieu, dans ce pays. Vous savez, du moins nous l’espérons, que vos collègues autrices
n’appellent pas cela de leurs vœux non plus, et ne sont pas à plein temps en croisade
morale ou en recherche de controverses pour exister. On aimerait bien créer sereinement,
et on aimerait bien être en confiance auprès de nos collègues.

Parfois, à lire certaines choses, on se dit que vous préféreriez qu’on ne soit pas dans cette
profession à la même table que vous en festival, pour pouvoir faire les blagues qui vous
tiennent apparemment tellement à cœur. D’autres fois, la conscience de votre présence
majoritaire en entre-soi vous a donné la confiance de les faire quand même, et même d’en
faire des livres édités.
Si l’on se retrouve, comme souvent dans le monde d’avant la pandémie, à une autrice et
une personne non-blanche à une table de douze gars qui picolent et rigolent très fort en
festival, on aimerait que vous preniez conscience de ce qu’il nous en coûte individuellement, de laisser passer ou non certaines de ces blagues. Et demandez-vous si vous les feriez, si la proportion changeait. Non pas par peur de représailles, mais bien par décence et empathie humaine. Et c’est bien au nom de celles-ci que le collectif a ressenti le devoir de prendre la parole sur ces polémiques, pour ne pas laisser nos consœurs et nos collègues seul.e.s et isolé.e.s dans leur mal-être, en se prenant ces albums dans la figure.

Nous soutenons votre liberté d’expression et de création. On se demande tout de même
comment vous pourrez tenir vos arguments d’humour et de second degré en regardant dans les yeux de jeunes lectrices déjà ou potentiellement victimisées par les idées mises en
scène dans vos albums. Vous ne leur donnerez pas le goût de la BD par ces ouvrages, à ce
public-là. Vous en avez choisi un autre..
Nous vous souhaitons de profiter pleinement de la compagnie de celleux qui vous
soutiennent.
Nous sommes peinées, agacées, et déçues.

Respect !

Quel beau palmarès pour cette année 2019 au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême ! Emil Ferris, Emilie Gleason et Jen Wang ont raflé de prestigieux Fauves et des expositions ont été consacrées à Rutu Modan et Bernadette Desprès. Côté jurys, Dominique Goblet a présidé le Grand Jury, tandis que celui de la bande dessinée alternative a été renouvelé en 2019 pour respecter –enfin- la parité. Les autrices étaient également très actives dans tous les événements officiels et officieux, sans parler des petits déjeuners organisés par le SnacBD, dans lesquels elles se mobilisent pour défendre les droits de tou.te.s. C’est à se demander pourquoi certains éditeurs boudent encore leurs autrices ! Zéro autrice invitée sur le stand Le Lombard cette année (comment est-ce imaginable ?) et c’est uniquement chez les indépendants, dans la bulle Nouveau Monde ou au Spin Off, qu’elles sont présentes à égalité avec leurs confrères masculins. Last but not least, le Grand Prix a été décerné cette année à la grande autrice japonaise Rumiko Takahashi : une vraie victoire dont nous nous réjouissons au plus haut point. Respect !
Nous ne reviendrons pas sur cette injustice qui fait qu’en 46 éditions du festival, elle est la deuxième femme à être couronnée pour le Grand Prix. Si nous avons été nombreuses à avoir fait campagne pour elle, c’est pour la qualité et l’originalité de son travail, bien qu’il s’inscrive dans les genres du Shonen et du Seinen manga, qui s’adressent aux lecteurs masculins. Saluons tout d’abord qu’elle a su apporter sa propre voix au Shonen, ce qui est remarquable ! Ajoutons à cela que ses œuvres passent haut la main le test de Bechdel, alors que le syndrome de la Schtroumpfette caractérise la majorité des séries européennes tous-publics, créées par les auteurs de sa génération. Rumiko Takahashi est l’autrice de séries aux personnages tous plus cultes les uns que les autres. Et si certaines séries ont eu un succès planétaire, comme Maison Ikkoku (Juliette je t’aime) ou Ranma ½, elle a également écrit des nouvelles dans le genre Seinen (La tragédie de P, Le Chien de mon patron, Rumic World), d’une grande sensibilité et aux tirages bien plus confidentiels… n’en déplaise à ses détracteurs qui parlent de « bande dessinée industrielle ».
D’ailleurs, parlons-en : dans son studio, Rumiko Takahashi est entourée de quatre femmes, quatre assistantes. Où est le problème ? Leurs consœurs, admiratrices des récits survoltés de Takahashi Sensei, ont simplement voulu élire une immense mangaka, chez qui on ne s’ennuie pas une seconde et qui a su transcender les codes du Shonen manga. Sa force, ce sont ses personnages qui vivent leur vie de papier comme ils l’entendent, en totale autonomie. Ils sont rarement des archétypes (ou alors ils sont décrits ainsi pour mieux en prendre le contrepied). Par exemple, le héros valeureux n’existe pas chez elle: Ataru dans Urusei Yatsura est lâche, veule, coureur de jupon ; Godai dans Maison Ikkoku est un loser magnifique, étudiant raté, dont la lâcheté sera la source de bien des quiproquo ; Ranma est un joli cœur souvent mufle… Quant aux personnages féminins, elles s’affranchissent complètement du regard des autres et s’assument comme elles sont. Sexy, guerrières, pestes, brillantes, (sacrément) douées dans une discipline, s’il leur arrive fréquemment de courir après un love interest, elles savent par ailleurs remettre à leur place la foule de prétendants sensibles à leur charme et ne s’en laissent pas compter. Elles sont parfois les vraies héroïnes du manga. Tout le monde se souvient de « Lamu » (Lum) et de « Juliette » (Kyoko) et beaucoup moins des supposés héros masculins qui gravitent autour… Chez cette mangaka, si une jolie fille apparaît, il y a de fortes chances qu’elle cache un secret qui en fera à peu près tout (guerrière-patineuse sur glace, sirène, Amazone…) plutôt qu’une jeune fille frêle sans défense.
Mettant en scène une foultitude de personnages, Rumiko Takahashi réussit le tour de force de ne jamais perdre le lecteur dans sa lecture, ce qui est le trait distinctif de son grand talent. Elle est une maîtresse de la narration, une reine du mouvement. Derrière l’apparente simplicité de son trait, qui se situe dans l’héritage d’Osamu Tezuka, elle est une conteuse exceptionnelle. Elle n’a pas son pareil pour traduire l’expressivité (ou la non expressivité d’ailleurs) de ses personnages. Alors à ceux qui médisent sur le fait que nous nous serions mobilisées pour elle uniquement pour élire une femme, nous répondons en chœur :
« Rumiko, on t’aime ! ».

Annie Goetzinger

L’ensemble du collectif souhaite rendre hommage ici à Annie Goetzinger, qui nous a quittées mercredi 20 décembre. Pour toutes celles d’entre nous qui la connaissions ou qui nous sommes éveillées à notre vocation en la lisant, elle pouvait être un modèle ou une amie… dans tous les cas : un socle. Ce qu’elle a accompli ce n’est pas seulement un travail colossal de bande dessinée. Par sa persistance dans un métier alors quasi unanimement masculin, elle nous a aussi permis de croire en nous-même et de nous accrocher à nos rêves de créatrices. L’Annie acclamée de nos jours par la profession et par la presse s’était d’abord vu claquer plus d’une porte au nez, comme elle confiait dans nos échanges au moment de la création du collectif en 2015 : « J’ai un peu entendu de tout au fil du temps, dont le commentaire d’un rédac’ chef à mes tous débuts: -La BD est en crise, il n’y a pas de place pour vous». Elle avait compris que sa simple présence était un coup de pied dans la fourmilière et que – selon ses mots – la bande dessinée faite par des femmes « déconcerte, surprend, [parce que] on regarde autrement ». Livre après livre elle a tenu bon, sans demander de médaille : « C’est un métier qui a toujours été dur à exercer. Il faut de la ténacité et on n’a jamais gagné. Succès ou pas, le prochain album reste toujours à faire. »
Regard sur le monde aussi fort que ses personnages et sa narration. Éloquence aussi affûtée que ses crayons. Sagesse tranquille et rieuse. Annie, dans la vie, était la bienveillance incarnée.
Depuis la création de notre collectif, c’est elle la première qui nous quitte.
Merci pour tout, Annie Goetzinger.

 

Le Plafond de verre ? C’est pas moi, c’est les autres !

encart_leandre2Les auteurs sont mieux rémunérés que les autrices : 52%* de plus, tout de même. Ce sont eux également qui raflent l’essentiel des récompenses littéraires (76%*) et l’expérience d’une autrice américaine semble indiquer qu’il est 8 fois plus facile d’être publié avec un pseudonyme  masculin.** Alors les autrices ont-elles réellement moins de talent que leurs confrères masculins ? Ou le sexe féminin est-il décrédibilisant d’entrée de jeu ? Quand on enquête dans le milieu, tout le monde se renvoie la balle.

Les femmes sont invisibles. On voudrait bien les mettre en avant, vraiment, on voudrait. Mais comment faire puisqu’elles n’existent pas ? C’est peut-être le CWILA (Canadian Women in the Literary Arts) qui nous donne les premiers éléments de réponse. En 2013, cette organisation a réalisé une large enquête. Les résultats sont sans appel : les critiques, surtout dans les grands médias sont des hommes. Et là où les critiques femmes vont préférer chroniquer les livres écrits par les femmes à seulement 51%, les critiques hommes, eux, plébiscitent les auteurs masculins à 69%.***
Mais qu’en est-il en France ? Et surtout qu’en est-il des autrices de bande dessinée qui composent 27% du métier (source : EGBD) ? Ou du fait qu’elles soient nettement plus nombreuses à abandonner rapidement le métier ?
Le Collectif des Créatrices de BD contre le sexisme a réalisé une étude sur un mensuel spécialisé. Ce mensuel, sérieux et intelligent, est prescripteur auprès des libraires, des éditeurs, des médiathèques, mais aussi des journalistes. Résultat, sur un an de publication 6,9% des interviewées sont des autrices, contre 93,1% d’auteurs.
Surpris d’un écart aussi flagrant, le Collectif a souhaité interroger le rédacteur en chef du mensuel.
Ce dernier, entre deux blagues misogynes « pour détendre l’atmosphère », s’est aimablement prêté au jeu. Quant aux accusations de sexisme, il a tout rejeté en bloc : « Nous publions en fonction de ce qui nous semble intéressant. Nous n’avons pas de position particulière sur le sujet. C’est un débat qui n’a pas lieu, en tout cas chez nous. »
Ses déclarations, hélas, font largement écho aux propos de Marie Donzel, fondatrice d’un cabinet conseil sur l’innovation sociale, l’égalité hommes/femmes et la lutte contre les discriminations, lorsqu’elle écrit : « Le milieu de l’édition ne se sent absolument pas concerné par le sujet. On y rencontre des gens assez progressistes, qui lisent, publient même sur ce thème. Or, sur le terrain, l’égalité et la mixité sont passées par pertes et profits. »****
La discussion se poursuit avec le rédacteur qui persévère : « Appliquer des statistiques, ça n’a aucun sens. Si on interviewe 27% d’autrices, on va où après ? » Quand on explique que personne n’a demandé une action aussi caricaturale, et qu’on sous-entend qu’on irait tout de même, peut-être, vers un peu plus de parité, le rédacteur en chef insiste : « Je m’interroge sur la façon d’analyser les choses et je ne suis pas certain qu’elles soient d’une pertinence absolue ».
Nous laisserons Andrea Dworkin lui répondre, puisque ses propos tenus en 1983 sont malheureusement toujours d’actualité : « Nous utilisons les statistiques non pour essayer de quantifier les blessures, mais pour simplement convaincre le monde qu’elles existent bel et bien. Ces statistiques ne sont pas des abstractions. C’est facile de dire « Ah, les statistiques, quelqu’un les tourne d’une façon et quelqu’un d’autre les tourne d’une autre façon. »

Ce rédacteur en chef n’a hélas pas l’exclusivité. En effet, quand on interroge un de ses collègues, rédacteur en chef d’un autre magazine spécialisé BD, également ultra-masculinisé, il répond : « Je suis ouvert. Citez moi des albums qui mériteraient d’être dans mon magazine dont le contenu est fait par des femmes. À titre personnel, je n’en ai pas vu. » Et de minimiser le problème puisqu’après tout « Zidrou a une sensibilité féminine, non ? »
Le problème serait que les bonnes autrices n’existent pas, « c’est le même souci à moins de faire à chaque fois une interview de Cestac, Meurisse, Brétecher, Bagieu, Catel. » Pourtant, quand on examine ces magazines de près, on les trouve tout disposés à faire de la place à des auteurs hommes nettement moins connus, nettement moins vendeurs et nettement plus débutants, jouant ainsi un rôle bienveillant et salvateur dans leur accompagnement. Mais réserver la même indulgence aux femmes ? Vous n’y pensez pas !
Champ de vision étriqué, mauvaise foi, ces magazines spécialisés en BD semblent n’avoir tiré aucune réflexion de la polémique qui a secoué le Grand Prix d’Angoulême en 2016, lorsque des auteurs exclusivement de sexe masculin avaient été sélectionnés par le jury.
Alors qu’on insiste encore sur la sous-représentation des femmes dans leurs pages, ils finissent par bougonner que c’est peut-être la faute des éditeurs qui ne souhaitent pas eux-même mettre les autrices en avant par le biais des attaché(e)s de presse. Pourtant, plutôt que de se renvoyer la balle, et avant d’appliquer des quotas artificiels dans les interviews, est-il vain d’espérer que cette presse si progressiste accepte d’elle-même la remise en question de ses réflexes ? Après tout, et les autrices et auteurs en témoigneront, prendre conscience de ces biais suffit souvent à les infléchir. Si une simple réflexion permet de corriger un écart statistique aussi éloigné des réalités objectives de la profession, il serait, nous le pensons, dommage de s’en priver pour des raisons aussi tristes que la
peur et la fierté mal placée.

*“Entre hommes et femmes dans l’édition la parité à petits pas”
**“Les éditeurs plus cléments avec les auteurs au pseudonyme masculin”
***“Les femmes restent largement sous représentées parmi les auteurs et les critiques littéraires”
**** Propos reportés par Actualitté en 2015

Pas de progrès sans luttes

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Nous voudrions célébrer avec vous quelques victoires. Non pas que nous en soyons à l’origine, mais parce que les avancées féministes sont inter-connectées. Il n’y a pas d’échelle de valeurs dans nos combats dès lors que chaque bataille est menée pour améliorer la condition des femmes, des jeunes filles et des minorités de genre. Croire que la société va avancer toute seule vers une amélioration « progressive », « naturelle » est une illusion fortement ancrée et orchestrée. On appelle cela la cryptomnésie sociale (nous en avions déjà parlé ici). En fait il n’y a pas de progrès sans luttes. Toute amélioration de la condition des femmes s’opère parce que des groupes minoritaires se sont battus pour cela. Voici donc quelques victoires récentes que nous avons relevées dans le monde de la bande dessinée :

Notre dernière action : Notre collectif a pris part au cycle de médiation entre le Ministère de la Culture et le FIBD qui a duré plusieurs mois. Nous sommes très heureuses d’avoir obtenu l’établissement de la parité femme/homme au sein du jury de sélection et du jury de remise des Fauves. Nous avions établi un rapport à ce propos il y a un an, et la parité sera mise en place dès l’année prochaine.

Conscientisation des éditeurs : Qui ne connait pas l’imagerie de Richard Scarry ? C’est un grand classique de la littérature jeunesse depuis les années 50. Les livres véhiculaient des stéréotypes assez forts sur les rôles des femmes et des hommes dans la société, mais aussi sur les minorités culturelles. Hé bien, plus maintenant ! Vous remarquerez dans cet article que de subtils changements ont été apportés, pour une meilleur égalité des chances. Espérons que d’autres éditrices et éditeurs prendront l’initiative de limiter les stéréotypes de leurs collections.

Visibilité dans les festivals : BilBolBul à Bologne organisait jeudi dernier une table ronde intitulée « Est-il possible de raconter des histoires sans stéréotypes de genre ? » Après la conférence-monologue « Frank Cho et les femmes » non loin de là le mois dernier, ça fait du bien !

◾ Nous parlions récemment de l’objectivation dans le Comics américain. Nous noterons également une prise de conscience chez les éditeurs concernés, et une nouvelle représentativité des femmes (sur le genre mais aussi ethnique, body-positive, etc) à travers des personnages comme Faith, Kamala Khan (Miss Marvel), Thor (femme), America Chavez (latino et queer).

Récompenses officielles : Nos acolytes hispaniques « Autoras del Comic » avec qui nous sommes jumelées ont obtenu ce mois-ci le prix « Mujeres Progresistas » de la fédération du même nom, dans la catégorie Culture & Médias. Nous sommes très heureuses que tout leur travail et leurs efforts aient été récompensés de la sorte !

Alors bonnes luttes !

Edit du 10 décembre : pour de plus larges précisions sur l’évolution du Comics (que nous effleurons à peine ici) voir l’article “Des comics et des filles : la grande Kahn” de Katchoo

 

Entre objectivation et invisibilisation, tu choisis quoi ?

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Deux situations concernant le traitement des personnages féminins font actuellement débat dans le milieu de la bande dessinée.

La première a commencé il y a plusieurs mois aux États-Unis autour de l’objectivation de super-héroïnes par le dessinateur Frank Cho. L’étincelle fut une couverture de Spider Woman par Milo Manara qui fit scandale en 2014, au point qu’il soit écarté des projets de couvertures suivantes chez Marvel. En soutien, Frank Cho déclina la pose “fesses dressées” de l’héroïne sur d’autres couvertures de comics, tout au long des deux dernières années, avec tous les personnages féminins possibles, adultes ou adolescentes. Sans tenir compte du scénario ou de la personnalité des héroïnes dont on lui commandait le portrait, Cho revendiquait seulement le droit de dessiner des femmes  hyper-sexualisées sans être contraint par qui que ce soit, et il le fit savoir encore et encore. Jusqu’à ce que ça tourne mal pour lui chez DC Comics, avec ses couvertures de Wonder Woman. L’éditeur américain lui en avait commandé une vingtaine. Mais le scénariste de la série trouvait la représentation de l’héroïne trop vulgaire et dénudée, demandant des corrections au dessinateur qui trouva cela si insupportable qu’il claqua la porte. Il remua tout internet en quête de soutien, en s’en prenant au scénariste de la série qui est à ses yeux « a non-artistic freelancer » non autorisé à lui dire ce qu’il peut dessiner ou non.
L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais le mois dernier le festival Comics & Games de Lucca en Italie décida d’offrir à Cho une estrade où parler de son travail. Non, pardon : où parler des femmes. L’intitulé de la conférence ne pouvait être plus explicite : Frank Cho, Milo Manara and women : a dialogue between two masters. Milo Manara était finalement absent, et ce ne fut qu’un monologue de Cho où personne n’était là pour le contredire. Aucun débat n’eut lieu quant à son objectivation de super-héroïnes, et le public ne put poser aucune question. Son départ de DC Comics ne fut brièvement évoqué que sous l’angle de la censure bien-pensante. Le clou du spectacle fut l’arrivée de Manara à la toute fin, qui répondit à la polémique en dédiant un dessin à son acolyte tout ému : Spider Woman à quatre pattes offrant son arrière-train avec un costume si serré sur ses parties génitales et son anus qu’on y verrait presque les poils. Spider Woman est tournée vers nous et crie « Cho ! ».
Ces parties génitales dressées sont comme un doigt d’honneur à l’attention de quiconque critiquerait l’univers graphique de ces dessinateurs et voudrait remettre en question leur envie permanente de sexualiser les femmes. Autant dire que ce geste n’a fait que remettre de l’huile sur le feu. Rappelons que nous avons affaire à des dessinateurs exécutants, sous contrat pour une licence massive, qui dessinent des héroïnes d’une manière qui ne correspond pas à ce que les scénaristes et une partie du public attendent. Vexés, Cho et Manara en font une affaire personnelle, crient à la censure et à la police de la pensée en mettant de côté les contraintes scénaristiques et éditoriales auxquelles ils sont soumis. Personne ne remet en cause leur droit à dessiner ce qu’ils veulent hors de ce champ.  Malgré tout leur talent et leur capacité à dessiner – aussi – des femmes puissantes, ils ratent totalement l’occasion de prendre du recul quant à la place qui est la leur dans l’industrie comics et de réfléchir aux représentations qu’ils perpétuent par réflexe. Il ne faut absolument pas confondre la demande de prise de conscience, de réflexion et de débat sur ce sujet et une demande de censure prude. La lassitude à voir ce genre de représentation dominer depuis des décennies n’inclut pas le fait de prétendre les interdire.
Simplement : sexualiser des personnages féminins à la moindre occasion, sans le faire avec le masculin, c’est sexiste. C’est de l’objectivation. Érotiser un personnage féminin dans un contexte absolument pas érotique, c’est de l’objectivation.

Sur le spectre des représentations sexistes, à l’opposé de l’objectivation on trouve l’invisibilisation. Plutôt que de réduire les femmes à un objet sexuel, on va totalement les gommer de la scène. Ou du titre de l’œuvre.
Un débat a actuellement lieu dans le milieu franco-belge concernant la série Valérian & Laureline (et une pétition tourne). Laureline est un personnage principal tout autant que Valérian dans leurs aventures à travers les astres, ils ne vont pas l’un sans l’autre : c’est un binôme à part entière, comme stipulé sur le site de l’éditeur. On saluera l’initiative de Dargaud qui retitra « Valérian, agent spatio-temporel » en choisissant « Valérian & Laureline » pour les 40 ans de la série. Enfin ! Les deux prénoms furent honorés également dans la série animée qui suivit. Mais alors pourquoi Luc Besson a-t-il choisi d’adapter la bande dessinée en retirant Laureline du titre du film ? Pourquoi le Festival d’Angoulême prépare-il une exposition là encore intitulée « Valérian » uniquement ? L’éditeur et les auteurs sont-ils en phase de supprimer Laureline du titre de la bande dessinée ? Pourtant, sur toutes les couvertures de la série ainsi que dans la bande annonce de Besson, Valérian n’apparaît jamais sans sa compagne. Le public n’a pas encore découvert le film ni l’exposition, mais une telle invisibilisation de Laureline n’est pas anodine. Ce n’est jamais le personnage masculin qui est invisibilisé.

Objectiver ou gommer des personnages féminins, cela conduit au même résultat : la souffrance des femmes, dans la vraie vie. Comme nous le publiions l’an passé dans notre Charte, ces décisions créatives n’ont « que des effets négatifs sur la perception qu’ont les femmes d’elles-mêmes, sur leur confiance en elles, et leurs performances. » Et ces décisions créatives auront toujours une influence sur ce que des hommes s’autoriseront à faire des femmes.
Entre les deux situations évoquées le point positif reste que les acteurs de l’image et le public se sont emparés de ces sujets et remettent en question les stéréotypes sexués/sexuels ainsi que l’invisibilisation des personnages féminins dans la culture pop d’aujourd’hui.
C’est ce que nous espérions. « Nous attendons des créateurs, éditeurs, institutions, libraires, bibliothécaires et journalistes qu’ils prennent la pleine mesure de leur responsabilité morale dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et en général discriminatoire (homophobe, transphobe, raciste, etc). Nous espérons les voir promouvoir une littérature qui s’émancipe des modèles idéologiques basant les personnalités et actions des personnages sur des stéréotypes sexués. » (relire la Charte -> clic)
Gageons que Manara, Cho, Besson et le FIBD prendront la mesure des enjeux en cours.

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© Laetitia Coryn

Bonus : une bande dessinée humoristique de Kate Beaton sur l’objectivation chez Marvel

Qui de l’œuf ou du stéréotype ?

Les luttes sociales actuelles nous rappellent l’importance de faire bloc, de nous fédérer pour dénoncer les injustices et pour nous emparer de nos droits.
Depuis sa création notre collectif a été abordé par un certain nombre de femmes du milieu des arts, elles-même en lutte, toutes désireuses de partager le sexisme voire le harcèlement moral et sexuel qu’elles subissent dans leur travail. Nous saluons avec grand intérêt le nouveau tumblr « T’as pas d’humour » des animatrices de dessin animé, et nous espérons que d’autres créatrices s’uniront pour dénoncer ce qu’elles subissent dans leur travail.
Au sein du collectif nous cherchons à comprendre quand et comment les stéréotypes de genre germent dans nos livres et dans ceux de nos confrères. Est-ce l’offre ou bien la demande qui plante, cultive, bouture ces clichés culturels si corrosifs ?
Pour clarifier cette problématique nous rapportons ici trois témoignages, d’éditrices et de dessinatrices.

Soline Scutella, éditrice de bande dessinée, a surmonté quantités de défis et d’épreuves pour prétendre gérer une maison d’édition bd sur le long terme, métier détenu par plus de 90% d’hommes. Si les créatrices peuvent parfois faire face à des éditeurs licencieux, les éditrices se coltinent les banquiers et autres comités administratifs. Si on ne demande pas à Soline son tour de poitrine on lui dira plutôt « Taisez-vous ma petite dame » en pleine réunion sur sa propre maison d’édition. Si on ne lui offre pas une « prime à la ténacité » on refuse de lui céder une subvention à cause de sa situation familiale à risque (femme célibataire sans enfants).
Comme si tout cela n’était pas suffisant, les diffuseurs lui laissent sous-entendre qu’ils vont avoir du mal à faire rentrer ses livres dans une catégorie. « Au téléphone mon interlocuteur me disait qu’il allait être compliqué de placer tel livre chez les libraires car ça ne va pas rentrer dans tel ou tel rayon. Comme s’il fallait rassurer le client ! Le client veut ÇA. J’ai demandé à ces commerciaux de penser autrement désormais, qu’on était devenu esclave d’un discours marketing typique de la culture mainstream sans chercher à proposer autre chose. Or, le champ de la bande dessinée s’est diversifié et on prend vraiment les lecteurs pour des idiots ! Moi je pense que les éditeurs et les libraires sont responsables de ce phénomène, et que le diffuseur s’adapte entre les deux. Par exemple il y a des éditeurs qui continuent de créer des cadres précis de genres narratifs, d’entretenir des stéréotypes faciles, et les auteurs s’y formatent. Ils adaptent leur création au cadre de l’éditeur alors que ce devrait être l’inverse ! »

C’est en effet une situation qui se retrouve beaucoup en bande dessinée et en livre jeunesse. Le niveau de vie étant aussi bas que la concurrence est forte, les créateurs/trices sont prêt.e.s à beaucoup de compromis pour mettre du beurre dans les pâtes. Lucile Ahrweiller, illustratrice jeunesse depuis 6 ans en témoigne. « Les codes changent d’un éditeur à l’autre, certains font un réel effort pour s’émanciper des clichés discriminatoires. Par contre, dans le cadre de commandes on m’a déjà demandé de changer des dessins pour les faire rentrer dans des stéréotypes de genre ou de domination blanche. Ce ne sont pas des ultimatums verbalisés, c’est plus insidieux… On m’a déjà fait comprendre que les distributeurs ne vendraient pas mes livres si mes princesses n’y étaient pas coloriées en rose. Et si je ne veux pas céder, ils confieront le projet à quelqu’un d’autre, c’est pas la main d’œuvre qui manque ! »
Que se passerait-il si tous les dessinateurs cessaient aujourd’hui de donner vie aux représentations sexistes ? Pour Lucile le problème ne vient pas des libraires : « Les libraires sont des passeurs de culture. Par contre les diffuseurs et distributeurs ont toujours besoin de classifier des objets de culture comme des produits, pour mieux les vendre, et c’est ça le vrai souci. »

Pourtant il est possible de prendre le problème à bras le corps, comme le fait la revue Biscoto par exemple. Mensuel indépendant de bande dessinée et d’illustration pour enfants, Biscoto revendique une ligne éditoriale antisexiste, en restant vigilant à la représentation des genres, aux rôles attribués aux personnages, le tout avec une équipe éditoriale la plus paritaire possible. Julie Staebler, éditrice, nous raconte sa première prise de contact avec un diffuseur-distributeur de presse. « Sa première question est « Quel public visez-vous, les filles ou les garçons ? », ce à quoi j’ai répondu « Les deux, ça s’adresse aux enfants en général, nous ne faisons pas de distinction de sexe. ». Lui : « Ah mais c’est un problème ! Vous savez, dans la tranche d’âge 8-12 ans, les garçons lisent très peu, il vaut mieux faire un journal pour les filles… »
Je feins de ne pas comprendre ce qu’il entend par « journal pour filles ». Il me présente alors les revues qui marchent bien commercialement, avec des thématiques ciblées, chevaux, poneys, et autres princesses roses guimauve. Je persiste à lui dire que c’est justement ce que nous ne voulons pas. Nous faisons un journal qui peut intéresser filles et garçons, leur sexe n’a aucune importance, nous ne voulons pas proposer un contenu qui, « a priori », intéresserait soit les filles, soit les garçons. Il enfonce le clou d’un « Oui, mais le titre, Biscoto, ça sonne plutôt pour les garçons. » Et moi : « Ah… Les filles n’en ont pas, des biceps ? »
Malgré cela Julie affirme qu’aucun diffuseur de librairies ne leur a jamais posé ces questions. Pendant les festivals elle constate l’intérêt de plus en plus de parents au stand Biscoto, ravis de trouver une revue qui déjoue les stéréotypes de sexe à offrir à leurs enfants.

Ce qui est certain c’est que tout le monde est responsable. Créateurs, éditeurs, diffuseurs, distributeurs, libraires, journalistes, lecteurs… Nous avons tous le choix de tomber ou non dans des représentations et des classifications faciles. Ce qu’on oublie trop souvent c’est que les hiérarchies et rôles sexués tuent. Le sexisme, les discriminations et le patriarcat tuent. Nous le disions dans notre charte : « Tant qu’on continuera à faire du masculin la norme et du féminin une particularité inférieure, les enfants persisteront à s’insulter de « fille » et « d’homosexuel » dans les cours d’école. » Tant que nous continuerons, des crimes haineux comme à Orlando se reproduiront.
Il est temps que tout le milieu de la bande dessinée prenne conscience de ses responsabilités. Voulons-nous faire le jeu d’une culture marketing oppressive ou adapter le cadre à nos diversités ?