Qui de l’œuf ou du stéréotype ?

Les luttes sociales actuelles nous rappellent l’importance de faire bloc, de nous fédérer pour dénoncer les injustices et pour nous emparer de nos droits.
Depuis sa création notre collectif a été abordé par un certain nombre de femmes du milieu des arts, elles-même en lutte, toutes désireuses de partager le sexisme voire le harcèlement moral et sexuel qu’elles subissent dans leur travail. Nous saluons avec grand intérêt le nouveau tumblr « T’as pas d’humour » des animatrices de dessin animé, et nous espérons que d’autres créatrices s’uniront pour dénoncer ce qu’elles subissent dans leur travail.
Au sein du collectif nous cherchons à comprendre quand et comment les stéréotypes de genre germent dans nos livres et dans ceux de nos confrères. Est-ce l’offre ou bien la demande qui plante, cultive, bouture ces clichés culturels si corrosifs ?
Pour clarifier cette problématique nous rapportons ici trois témoignages, d’éditrices et de dessinatrices.

Soline Scutella, éditrice de bande dessinée, a surmonté quantités de défis et d’épreuves pour prétendre gérer une maison d’édition bd sur le long terme, métier détenu par plus de 90% d’hommes. Si les créatrices peuvent parfois faire face à des éditeurs licencieux, les éditrices se coltinent les banquiers et autres comités administratifs. Si on ne demande pas à Soline son tour de poitrine on lui dira plutôt « Taisez-vous ma petite dame » en pleine réunion sur sa propre maison d’édition. Si on ne lui offre pas une « prime à la ténacité » on refuse de lui céder une subvention à cause de sa situation familiale à risque (femme célibataire sans enfants).
Comme si tout cela n’était pas suffisant, les diffuseurs lui laissent sous-entendre qu’ils vont avoir du mal à faire rentrer ses livres dans une catégorie. « Au téléphone mon interlocuteur me disait qu’il allait être compliqué de placer tel livre chez les libraires car ça ne va pas rentrer dans tel ou tel rayon. Comme s’il fallait rassurer le client ! Le client veut ÇA. J’ai demandé à ces commerciaux de penser autrement désormais, qu’on était devenu esclave d’un discours marketing typique de la culture mainstream sans chercher à proposer autre chose. Or, le champ de la bande dessinée s’est diversifié et on prend vraiment les lecteurs pour des idiots ! Moi je pense que les éditeurs et les libraires sont responsables de ce phénomène, et que le diffuseur s’adapte entre les deux. Par exemple il y a des éditeurs qui continuent de créer des cadres précis de genres narratifs, d’entretenir des stéréotypes faciles, et les auteurs s’y formatent. Ils adaptent leur création au cadre de l’éditeur alors que ce devrait être l’inverse ! »

C’est en effet une situation qui se retrouve beaucoup en bande dessinée et en livre jeunesse. Le niveau de vie étant aussi bas que la concurrence est forte, les créateurs/trices sont prêt.e.s à beaucoup de compromis pour mettre du beurre dans les pâtes. Lucile Ahrweiller, illustratrice jeunesse depuis 6 ans en témoigne. « Les codes changent d’un éditeur à l’autre, certains font un réel effort pour s’émanciper des clichés discriminatoires. Par contre, dans le cadre de commandes on m’a déjà demandé de changer des dessins pour les faire rentrer dans des stéréotypes de genre ou de domination blanche. Ce ne sont pas des ultimatums verbalisés, c’est plus insidieux… On m’a déjà fait comprendre que les distributeurs ne vendraient pas mes livres si mes princesses n’y étaient pas coloriées en rose. Et si je ne veux pas céder, ils confieront le projet à quelqu’un d’autre, c’est pas la main d’œuvre qui manque ! »
Que se passerait-il si tous les dessinateurs cessaient aujourd’hui de donner vie aux représentations sexistes ? Pour Lucile le problème ne vient pas des libraires : « Les libraires sont des passeurs de culture. Par contre les diffuseurs et distributeurs ont toujours besoin de classifier des objets de culture comme des produits, pour mieux les vendre, et c’est ça le vrai souci. »

Pourtant il est possible de prendre le problème à bras le corps, comme le fait la revue Biscoto par exemple. Mensuel indépendant de bande dessinée et d’illustration pour enfants, Biscoto revendique une ligne éditoriale antisexiste, en restant vigilant à la représentation des genres, aux rôles attribués aux personnages, le tout avec une équipe éditoriale la plus paritaire possible. Julie Staebler, éditrice, nous raconte sa première prise de contact avec un diffuseur-distributeur de presse. « Sa première question est « Quel public visez-vous, les filles ou les garçons ? », ce à quoi j’ai répondu « Les deux, ça s’adresse aux enfants en général, nous ne faisons pas de distinction de sexe. ». Lui : « Ah mais c’est un problème ! Vous savez, dans la tranche d’âge 8-12 ans, les garçons lisent très peu, il vaut mieux faire un journal pour les filles… »
Je feins de ne pas comprendre ce qu’il entend par « journal pour filles ». Il me présente alors les revues qui marchent bien commercialement, avec des thématiques ciblées, chevaux, poneys, et autres princesses roses guimauve. Je persiste à lui dire que c’est justement ce que nous ne voulons pas. Nous faisons un journal qui peut intéresser filles et garçons, leur sexe n’a aucune importance, nous ne voulons pas proposer un contenu qui, « a priori », intéresserait soit les filles, soit les garçons. Il enfonce le clou d’un « Oui, mais le titre, Biscoto, ça sonne plutôt pour les garçons. » Et moi : « Ah… Les filles n’en ont pas, des biceps ? »
Malgré cela Julie affirme qu’aucun diffuseur de librairies ne leur a jamais posé ces questions. Pendant les festivals elle constate l’intérêt de plus en plus de parents au stand Biscoto, ravis de trouver une revue qui déjoue les stéréotypes de sexe à offrir à leurs enfants.

Ce qui est certain c’est que tout le monde est responsable. Créateurs, éditeurs, diffuseurs, distributeurs, libraires, journalistes, lecteurs… Nous avons tous le choix de tomber ou non dans des représentations et des classifications faciles. Ce qu’on oublie trop souvent c’est que les hiérarchies et rôles sexués tuent. Le sexisme, les discriminations et le patriarcat tuent. Nous le disions dans notre charte : « Tant qu’on continuera à faire du masculin la norme et du féminin une particularité inférieure, les enfants persisteront à s’insulter de « fille » et « d’homosexuel » dans les cours d’école. » Tant que nous continuerons, des crimes haineux comme à Orlando se reproduiront.
Il est temps que tout le milieu de la bande dessinée prenne conscience de ses responsabilités. Voulons-nous faire le jeu d’une culture marketing oppressive ou adapter le cadre à nos diversités ?